Innocence déchue (2007)

         Innocence déchue



La fin de la belle époque, sais-tu ce que c’était Petite Chérie? Toi qui viens à peine de découvrir le monde.

Oui, c’était de la musique, des bals, des danses et de la  joie. De l’autre côté de La Manche, on parlait de révolution industrielle, de grandes inventions. Je me souviens encore du jour où je suis montée pour la première fois dans cette énorme locomotive. Toute cette vitesse, ce vent alors que je me penchais par la fenêtre et découvrait enfin le monde. Et puis il y’ avait Paris et La Tour Eiffel.
Entre nous, je n’ai jamais compris cet engouement pour ce jeune inventeur Gustave Eiffel. Non, la Tour Eiffel n’était pour moi qu’une immense bâtisse de fer sans âme, froide. A mes yeux elle n’était qu’une anomalie qu’il fallait absolument amputer. Qui aurait cru qu’elle connaîtrait, une si grande célébrité ? Elle est Paris. Paris est la Tour Eiffel, les touristes ne viennent jamais à Paris sans venir admirer cette grande dame à la robe de fer. A  l’époque, je méprisais cette œuvre dans laquelle je ne voyais rien de grandiose. J’avoue ne pas avoir saisi la raison pour laquelle les parisiens avaient décidé de conserver cette horreur au lieu de la démanteler. Peut-être n’étais-je alors qu’une naïve provinciale qui ne saisissait rien à l’art ? Aujourd’hui cette tour est devenue pour moi une amie à laquelle je prends plaisir à me confier. Je peux m’épancher sans aucune honte, elle a été témoin de mes péchés, de mes réussites et jamais elle ne m’a jugé. Tu sais Petite Chérie, il est important d’avoir quelqu’un à qui parler, quelqu’un à qui se confier, cela soulage le cœur.

De la musique, de la danse, de la joie et des chansons. Tiens regarde je me souviens encore du refrain d’une de ses valses à l’époque si populaire :

Ah ! c'qu'on s'aimait, c'qu'on s'aimait tous les deux
Du mois d'janvier jusqu'à la fin décembre !
Nul ne saura c'qu'on a été heureux
Tout près du ciel dans notre petite chambre !
Ah ! c'qu'on s'aimait, c'qu'on s'aimait tous les deux
Dans la mansarde où tu fus ma maîtresse,
Mais qu'il est loin le rêve bleu
De ma jeunesse !

         Ô la suite évidemment, je ne m’en souviens plus. A mon âge il y a eu bien d’autres choses. C’est étrange comme notre mémoire nous joue si facilement des tours.  
Par exemple ce petit chien noiraud, il appartenait à notre voisine, je crois qu’elle exerçait le métier de lavandière. Et bien ce petit chien adorait qu’on lui gratte le museau dont le bout était d‘ailleurs bien blanc. N’est-ce pas étrange pour un petit chien ? Où en étais-je ? Ah oui ! Je disais que la mémoire nous joue bien des tours, nous pouvons nous remémorer des évènements même anodins avec une clarté étonnante et d’autres souvenirs en revanche semblent avoir complètement disparus, comme s’ils n’avaient jamais existé.

Et puis la guerre est arrivée et les soucis ont alors commencé pour les soldats, pour les autres et pour…Moi.

Aujourd’hui je ne suis qu’une vielle femme âgée, ridée, à laquelle plus personne ne fait attention, sauf toi ma petite mignonne, alors à toi je peux te le confier, je sais que tu le garderas, tu ne me trahiras pas, tu ne me jugeras pas. Ce secret que j’ai gardé si longtemps, il me brûle le cœur.

Je peux encore entendre le crissement du violon, voir le chatoiement des couleurs et sentir cette odeur de tabac écœurante, qui vous prend à la gorge et se distille en vous comme un poison. C’est d’une main tremblante que je m’apprête à rédiger ces souvenirs que je n’avais partagé avec personne auparavant.

Nous somme en 1914, c’était alors le début de la Première Guerre Mondiale, tout le monde avait attendu cette guerre avec impatience, la France avait une revanche à prendre sur l’Allemagne. L’Alsace Lorraine était au cœur de tous les français, cette terre qui nous avait été arraché, nous n’attendions qu’une chose : La récupérer. Évidemment, on prévoyait alors  une guerre courte et chacun s’attendaient à une victoire grandiose. Quarante ans de paix ininterrompue nous avait rendu las. Les soldats s’ennuyaient, les jeunes se morfondaient alors la guerre était le bienvenue dans les maisons.  Quelle importance pour les riches ? Seuls nous les pauvres voyions venir cette guerre d’un très mauvais œil car nous serions les premiers à en souffrir.

Mon père s’était engagé pour le front quelques mois plutôt, laissant ma mère s’occupait de ses trois enfants dont j’étais l’aînée. Mon père pensait qu’une solde de soldat serait bien plus intéressante que le salaire d’un honnête paysan sans terres à labourer. Pourquoi pas s’il suffisait juste de tuer des allemands pour payer notre pitance ? Ils n’étaient que des ennemis.
Mon père, Je revois encore son visage ridé et tanné par le soleil. Ce matin-là, il souriait confiant sur le quai de la gare. Autour de lui d’autres soldats en uniforme qui suivaient la même route, celle de la gloire.
Les mois se sont écoulés et l’Hiver fut là. Ma petite sœur Gaby qui n’avait que deux ans était tombée malade. Un flux de poitrine qui s’était détérioré au fil des semaines. Pour payer la visite du docteur ma mère avait gagé l’ensemble de ses bijoux, mais les médicaments prescrits étaient alors hors de prix pour nous et l’état de ma petite sœur n’allait qu’en s’aggravant.
Du haut de mes dix-sept ans, je décidai de devenir l’homme de la maison et de ramener des sous pour  nous faire vivre. Au début ma mère eut des hauts cris mais elle dû se rendre à l’évidence il n’y avait pas d’autres solutions, mon frère de six ans n’était encore qu’un bébé. Le travail exténuant dans les mines de charbons l’aurait tué comme il avait tué tant d’enfants. Oui, Jules Ferry avait rendu l’école gratuite et obligatoire mais combien de personnes parmi la couche populaire pouvaient se permettre un tel sacrifice et se passer du sous que l’enfant pourrait ramener de ses petites mains.

Seuls quelques lampadaires éclairaient la grande avenue qui coupait la petite ville de C… en deux. Des femmes descendaient des voitures au bras de leur cavalier. A cette époque les autos commençaient à être à la mode chez les aristocrates. Cependant, elles restaient rares dans les petites bourgades comme la notre et seuls les plus aisés pouvaient s’en offrir une.
Je m’avançais, le châle blanc que ma mère m’avait prêté sur mes épaules frigorifiées. Je le serrais de toutes mes forces. Une voiture passa rapidement, éclaboussant tout le bas de ma robe bon marché. A force je commençais à en avoir l’habitude, j’arrivais toujours crottée au travail.
J’entrais, il était à peine dix-huit heures mais le restaurant était déjà plein de monde. Je me faufilai à travers les clients pour parvenir à l’arrière salle. Un seul regard de Manny suffit pour me convaincre que je n’étais pas belle à voir. J’allais me débarbouiller. M’observant dans le miroir. J’ôtai mon châle. Mes longs cheveux bruns rendus légèrement humide par la pluie cascadaient librement sur mes épaules. Je soupirais désespérée. Je n’étais absolument pas ce qu’on pouvait appeler une beauté. J’étais maigrichonne et pauvre. Mes grands yeux violet, étaient la seule chose qui parvenait à retenir l’attention, ou tout au moins qu’on remarque ma misérable existence, j’avais une bouche et un nez assez banal, un front plutôt large d’après ma mère et à mon grand malheur, j’avais la peau brune. Un jour une commère m’avait même comparé à une olive noire qui avait trop brûlé au soleil. La, mode était contrairement à aujourd’hui pour les femmes aux formes généreuses, c’étaient celles qu’il fallait de préférence épouser.  Je sortis de mon justaucorps le tube de rouge que Manny m’avait prêté à mon arrivée. J’en mis une touche sur mes pommettes puis sur mes joues. Cela me donnait déjà un air plus gaie et plus vivant, enfin le principale c’était de ne plus avoir l’air malade. Évidemment ma mère n’était pas au courant, je prenais soin de le cacher, elle ignorait totalement où je travaillais, c’était d’autant mieux que c’était la première fois que j’avais l’occasion de rencontrer autant de visages différents. Des femmes élégamment habillées, des hommes en redingotes et en costumes bien coupés. J’avais l’impression de faire partie du monde, d’exister un minimum et de participer à quelque chose. Je pense que tu peux comprendre ce que j’avais pu éprouver.

 Je sortis, passai devant le comptoir, Kalia me passa deux plateaux m’indiquant les tables à servir. Je me dirigeais vers eux. Ce n’était pas des gens importants, de simples voyageurs d’après leur accent. Je posais les plateaux sur la table et après quelques amabilités je retournai au comptoir.  Le reste  de la soirée se passa ainsi: tranquille et d’une banalité effarante. Je servais, prenais les commandes, donnais  l’addition. Certains clients laissaient parfois un pourboire.
Près de minuit, il y avait moins de monde, une atmosphère soporifique régnait au milieu du nuage de fumée qui me piquait les yeux. Des clients étaient affalés sur leurs banquettes à demie ivres morts. Certains sortaient en titubaient pour vomir et tomber au milieu de la rue. A cette heure l’endroit devenait un repère de coupe jarrets. Les dernières heures s’écoulèrent lentement. A la fin  de mon service, j’allai prendre mon châle et me précipiter à l’extérieur. Je respirais profondément. Il faisait encore nuit, l’aube ne se lèverait que dans trois heures.
J’entendis des bruits étranges, je secouais la tête, ce n’était sans doute que des ivrognes. Resserrant mon châle autour de mes épaules je me mis en route, marchant d’un pas rapide. J’avais cette sensation étrange d’être guetté, que quelqu’un m’observait.
Une ombre surgit devant moi ! Je bondis en arrière avec un cri. Ce n’était en fait qu’un  rat qui disparut rapidement dans l’obscurité. Le pauvre avait sans doute eu encore plus peur que moi. Je n’étais pas couarde mais la nuit c’était diffèrent, on murmurait des choses, des histoires. Je repris ma  route mais un gémissement me figea sur place. Cela j’en étais sûre ce n’était certainement pas un rat. Je secouais la tête. Je n’ai rien entendu, j’étais  prête à me remettre en route, lorsque le gémissement se réitéra de nouveau. Ce n’était pas prudent à cette heure-ci de s’arrêter.
- Au secours, aidez-moi !
         Un léger murmure, une supplique. Je me retrouvais tirailler entre ma peur et ma conscience. Je pris ma résolution, la lâcheté n’était pas de mise dans notre famille, peut-être s’agissait-il même d’une de nos connaissances. Je serrai les poings et m’engageai lentement dans la ruelle obscure.
- Il y a quelqu’un ?
         Chaque pas était pour moi une torture, j’étais prête à m’enfuir à la moindre menace.
- Aidez-moi je vous en prie !
         Il paraissait souffrir. Je m’avançais prudemment. Mes yeux qui s’étaient habitués à l’obscurité commençaient à distinguer les contours d’une forme recroquevillée sur elle-même. Je mis une main contre mon nez. Il dégageait une odeur nauséabonde, un mélange de rouille et d’eau de vie avec quelque chose d’autre. Une odeur qui me rappelait celle que j’avais sentie lorsque j’avais le rat mort dans notre grenier. Le mot compassion s’imprima dans ma tête.
- Vous allez bien ?
         Seul un gémissement me répondit. Je m’agenouillai près de la forme, me forçant à réprimer mon dégoût. C’était un homme. Je posais ma main sur son épaule.
- Monsieur ?
          La suite se déroula en un éclair. Je sentis mon bras me brûler, je criais, me retrouvant plaquer contre le mur la lame d’un couteau prés de mon visage. Je tremblais. L’homme était plaqué contre moi. Son odeur me fit grimacer. Je voulais vomir.
- Il est vrai que je ne sens pas la rose, murmura la voix à mon oreille.
- Je vous en prie ne me faites pas de mal, suppliais-je.
- L’agneau s’est égaré du troupeau du berger, chantonna-t-il.
         Il fit parcourir sa lame le long de mon visage.
- Je vous en prie, gémis-je.
         Je sentis les larmes me coulaient des yeux.
- Pauvre petite, tu as peur ? Tu veux que je te laisse tranquille ?
         Je hochais la tête incapable de faire autre chose. Son doigt caressa mon cou, il l’arrêta juste sur ma veine.
- L’agneau est effrayé, murmura-t-il. Il va être châtié car il a menti. Ta maman ne sera pas contente si elle l’apprend n’est-ce pas ? N’est-ce pas ? Répéta-t-il menaçant.
- Oui, croassai-je difficilement, ignorant de quoi il parlait. Il était fou !
- Un sang si jeune. Les battements de ton cœur s’accélèrent. C’est si beau de sacrifier les agneaux sans défenses.
         Il rit, un rire que je trouvais envoûtant malgré tout, et à la fois si effrayant. Je reniflais.
- Je vais prendre ta jeunesse, ta vie.
- Pourquoi ? Gémis-je. Je ne vous ai rien fait, Je n’ai pas d’argent.
- Mais je sais tout cela. Tu n’es qu’une petite menteuse dont personne ne se soucie, c’est bien pour ça que je t’ai choisi. Tu as péché et je suis ici pour te faire expier tes péchés. Je suis la main du seigneur.
- S’il vous plaît, laissez-moi partir je ferais tout ce que vous voudrez.
J’étais effrayée si effrayée.
- Vraiment tout ce que je voudrais ? répéta-t-il.
         Il semblait aux anges. Je hochais la tête. En cet instant, éperdue comme je l’étais, j’étais prête à tout.
- Alors dis-moi que tu as envie de mourir.
         Je détournai la tête.
- Dis-le. Il renforça sa prise.
- S’il vous plaît, suppliai-je encore une fois.
- Dis-le ou je te tue.
- Je vous en prie.
         L’homme s’amusait de ma détresse. Je reniflais bruyamment.
         Il enfonça la pointe de son couteau contre ma gorge. Un filet de sang suinta et alla se perdre dans mes vêtements. Mon agresseur lécha ma nuque. Je frissonnais, sa langue m’avait brûlé, éveillant en moi un désir que je n’avais jamais éprouvé. Je voulais qu’il s’arrête et qu’il continue à la fois. Cette langue sur ma peau, je gémis de plaisir et de dégoût sous cette caresse insidieuse.
- Tu aimes n’est-ce pas ? N’est-ce pas là une belle mort que je te promets.
         J’acquiesçais  incapable de réfléchir, chaque lapements me faisaient perdre un peu plus le sens de la réalité. La mort était si belle, la mort était si douce. Je voulais qu’elle vienne, lui ouvrir mes bras.
- Je vous en prie, dis-je d’une voix rauque que je ne reconnaissais pas, incapable de savoir si je voulais  qu’il s’arrête ou qu’il continue.
- Laisse-moi expier tes péchés petit agneau.
- Oui, répondis-je.
         L’étreinte se relâcha. Je titubai et tombai au sol. La tête me tournait, j’avais du mal à me repérer. Mon trouble s’apaisait petit à petit à mesure que les secondes s’écoulaient. J’entendis des bruits. Je relevai la tête. Ils étaient maintenant deux. Je hoquetais. L’un d’eux tourna sa tête vers moi.
- Ne t’inquiète pas mon agneau je te rejoins dans un instant.
         J’hurlais, j’hurlais horrifiée. Cette voix, ce visage. Un démon voilà ce à quoi il ressemblait, c’était un démon venu de l’enfer et je m’étais offerte à lui. Je portai mes mains à ma gorge toujours en sang.
- Oh mon Dieu !
 J’étais incapable de penser à autre chose.
- J’arrive, me prévint-il.
- Tu n’iras nulle part.
         Il y eut un craquement, le démon s’effondra  à mes pieds, les yeux grands ouverts. Un coup d’épée s’abattit brutalement tranchant la tête qui roula au sol. L’homme demeura debout l’épée à la main. Il attendait, Il me scrutait partagé entre la curiosité et l’exaspération. Terrifiée, je demeurais figée incapable de détourner les yeux de ce visage si parfait. Oui, un visage qui atteignait la perfection. Une mèche de cheveux bruns retombait sur ces yeux verts qui étaient encore plus impressionnant dans un visage si pâle. Des yeux si envoûtants.
- Je ne dirais rien à personne, je vous le jure.
Il passa sa langue sur ses lèvres alors qu’il continuait à me fixer. Il s’approcha de moi et d’un geste brusque me remit sur pied, sa poigne sur mon bras m’avait fait mal. Il était fort, très fort.
- Vous feriez mieux de rentrer chez vous maintenant.
         Je hochais la tête. Il pencha la tête sur le côté et avant que je pusse réagir, pressa sa bouche contre mon cou et lapa ma blessure. Il me repoussa brutalement. Je titubais sous le choc.
- Tenez, la blessure n’est pas profonde.
Il parlait comme s’il voulait s’excuser de ne pas avoir pu se retenir. Il se tenait si près de moi. Il avait ramassé le châle plein de crasse qui était tombé à terre lors de l’attaque.
- Merci, murmurai-je.
         Je ne pus empêcher mes lèvres de trembler légèrement, le désespoir menaçait de me submerger. Sans plus un regard pour cet étranger qui m’avait sauvé la vie, je me détournais en courant. Je voulais rentrer chez moi pour y cacher  ma honte, mon dépit,  au monde et surtout à cet inconnu, mon sauveur que je ne reverrais plus. Je l’avais vu serrer les poings jusqu’à se blanchir les phalanges, sa mâchoire crispée comme s’il faisait un effort surhumain pour ne pas me frapper. 
         Il savait ce que j’étais, ce que j’avais fait et sans savoir pourquoi, cela me faisait mal.

Assise contre la porte, les bras autour de mes genoux. La culpabilité me rongeait. Il m’avait montré ma vraie nature, elle me collait à la peau, me recouvrant toute entière, telle une épaisse couche de crasse. Je voulais l’enlever, la faire disparaître. De l’eau ! Il me fallait de l’eau ! Je me précipitais dans la douche. La pièce était petite et humide, il n’y avait qu’un grand miroir  et un tabouret. Face au miroir, je me déshabillais lentement. Le sang était devenu poisseux, il me collait à la poitrine. Il n’y avait qu’une fine entaille. Le souvenir du plaisir éprouvé me fit rougir, je détournais la tête du miroir pour y reposer les yeux. Quatre marques zébrées mon avant-bras gauche. Il m’avait marqué au fer rouge. Son visage se refléta, se superposant au mien. Ses yeux intensément verts, ce regard sauvage envoûtant et dangereux. Il me fascinait. Je laissais ma main caressait les marques qui je le savais s’estomperaient d'ici quelques jours. Sa force brutale, ce frisson qui m’avait parcouru. J’avais eu alors tellement froid mais aussi tellement chaud. Les yeux clos, je laissais ma main glissée e le long de mon corps. C’était d’autres mains qui me brûlaient, qui me fouillaient. D’autres yeux qui se posaient sur moi, une autre voix qui me parlait, une autre langue qui me faisait vibrer.
         Je repris mes esprits, allongée contre le sol froid. De la sueur froide coulait le long de mon dos. Je me relevais poussant un long gémissement, me balançant d’avant en arrière. Qu’avais-je fait ? Qu’étais-je devenue ? Je me hissais sur le tabouret, saisissant la brosse la plus dure, j’entrepris de me frotter avec. Il fallait me purifier, Dieu me punissait. Je restais durant des heures à  frotter chaque partie de mon corps meurtri. Ma peau avait pelée, au point de saigner à plusieurs endroits, mais j’ignorais la douleur. En souffrant, je me purifiais, j’éloignais la marque du péché.

         Je sais ce que tu dois penser petite fille, la vielle folle que je devais être, était une fanatique ? Et tu n’aurais pas tort. Mais comprend moi bien. Toutes ces sensations étaient nouvelles pour moi et mes propres réactions que je ne contrôlais pas m’effrayaient. C’était comme si un esprit malin avait pris possession de mon corps. Comment aurais-je pu savoir que ce n’était simplement que du désir pour un inconnu au visage d’ange ? Un inconnu que je ne reverrais jamais. Personne ne m’avait expliqué les mystères qui pouvaient exister entre un homme et une femme. Tu vois petite fille j’étais si jeune à l’époque, si ignorante.



         Je le revis pourtant une seconde fois, je le reconnu immédiatement. Près d’un an et demi s’était écoulé depuis notre première rencontre.

La porte du restaurant s’ouvrit, un couple fit son entrée. Une jeune femme élégante accompagnée d’un jeune homme, ils étaient tous les deux d’un teint très pâle mais d’une beauté à couper le souffle. Ils s’avançaient indifférents aux regards curieux et aux sifflements.
La femme était blonde aux cheveux bouclés elle était encore mieux que les femmes qu’on voyait sur les magazines. Magnifique fut le seul mot auquel je pus penser.
         Le jeune homme leva les yeux vers moi, une mèche retombait sur ses yeux. Ce n’était pas humain d’être aussi beau. Il me regardait paraissant intrigué, c’était comme s’il me scrutait ou me déshabillait du regard. Je me sentis rougir terriblement gênée. J’imaginais déjà ce qu’il pensait de moi. Il laissa son regard parcourir mon visage, descendre le long de mon cou, s’y attardait quelques secondes avant de parcourir son chemin sur ma poitrine quasi inexistante et mes vêtements de pauvresses avant de revenir à mon visage, il plongea ses yeux dans les miens, je ne pus lire en lui que de la surprise.  Il m’avait oublié.
         Je l’examinais soigneusement tandis que je les servais. Ses ongles blancs et bien soignés,  ses grandes mains blanches, la coupe impeccable de sa redingote. L’image qu’il donnait n’avait rien avoir avec celle du chasseur à l’épée dont j’avais le souvenir. C’était donc ce genre de femme qu’il fréquentait : élégante et raffinée.
A chaque fois qu’il posait la main sur elle, je l’imaginais sur moi, chaque caresse auxquelles elle avait droit m’était réservées. Cette bouche qui souriait, ces dents si blanches. J’haïs cette femme qui pouvait l’avoir contrairement à moi. Les feux de la jalousie sont un brasier brulant et douloureux, ils vous consument le cœur.
         Ils avaient passé toute la soirée ensemble. Le désir me dévorait, me consumait de l’intérieur. Lorsque je finis mon travail, je découvris leur carrosse devant la porte. Des  rires étouffés entrecoupés de soupirs et de tissus lacérés me parvenaient. J’imaginais sans peine ce qui se passait à l’intérieure. Tant d’images me traversèrent l’esprit.
         J’avais besoin de me confesser à quelqu’un. J’entrai dans l’église qui demeurait toujours ouverte. Marchant lentement j’entrai dans le confessionnal.
- Pardonnez-moi mon père parce que j’ai péché
- Qu’avez-vous fait mon enfant ?
- J’ai des pensées  impures. Je désire un homme qui ne m’appartient pas, j’éprouve pour lui un désir que je ne parviens pas à contrôler.
- En quoi est-ce si mal ?
- Je crois qu’il n’est pas humain, que c’est une créature du malin. Je ne sais que faire, je suis sous son emprise.
- Alors peut-être pour vous soigner, devriez-vous vous laissez tenter.
- Pardon mon père ?
- Vous avez bien saisis mon enfant, il est venu à vous alors prenez ce qu’il vous donne. Il vous attend.
         Je sortis, hébétée du confessionnal, la confusion régnait dans mon esprit. Mais, en effet il était là, il m’attendait. Je me sentais irrésistiblement attiré vers lui.
- Sais-tu quels efforts je dois fournir pour me maîtriser en ta présence. Pour ne pas perdre le contrôle de moi-même, pour ne pas te tuer et toi tu m’appelles.
         Il s’approcha de moi à une vitesse  hallucinante.
- Ce cœur que j'entends battre, ce sang qui coule  en  toi, ce souffle haletant, susurra-t-il.
         Je ne faisais pas attention à ce qu’il disait, seulement la manière dont sa bouche remuait. J’aperçus deux petites canines légèrement plus longues que la moyenne.
- Vous n’êtes pas humain, soufflai-je.
- Non. Quelle importance, vas-tu fuir ?
- Non. Mais la dame avec vous ?
- Aucune importance.
         Quelle importance en effet ! Rien n’aurait pu me faire fuir.
         Il dénoua la pince qui retenait la masse de mes cheveux. Puis son expression changea, il devint féroce. Il me plaqua contre le mur. J’avais mal. Ses mains sur mes bras me faisaient mal. Il m’embrassa violemment. Il voulait me faire taire, me soumettre mais j’étais déjà soumise. Il fouilla mon décolleté, sortit un sein dont il mordit le téton. Malgré la douleur mon corps se tendit. Il mordit ensuite la chair tendre de mon cou, je rejetais la tête en arrière. L’extase était si belle. Je l’attirais contre moi. Mourir, mourir, chantonnais mon esprit, je voulais mourir, mourir tout de suite à mesure que ma vie s’écoulait. Il me caressa les épaules, descendit sa main sur ma poitrine qu’il malaxa. Il reprit un téton entre ses dents, un râle s’échappa de ma gorge, partagé entre la douleur et le plaisir physique. Je sentis sa main déchirait mes bas, remontait le long de ma cuisse. Il glissa un, puis deux, puis trois doigts dans mon intimité, effectuant un mouvement de va et vient continue. Je me sentis glissé. Il m’arrangea solidement contre l’autel, retroussa mes jupes et sans mot dire, il me pénétra brutalement, sauvagement. J’eus une plainte douloureuse, je voulais crier, mais gardais obstinément le silence me mordant les lèvres jusqu’au sang. Et lui sans le moindre remord, il fouillait mon corps, m’écartelait vive. Il me punissait, je devais expier mes péchés. C’était ce que j’avais voulu, ce que j’avais cherché. Et au cœur de cette douleur sans nom, je sentis naître en moi un brasier. Mes reins douloureux appelaient plus de douleur à laquelle je m’abandonnais submergée, j’en voulais plus. La douleur était si belle. Elle me consumait et mon corps semblait insatisfait à chaque assaut. Je nouai mes jambes autour de sa taille, soulevai mes hanches. Je m’offrais à lui frémissante, consentante, perdue. Je voulais qu’il entre en moi entièrement, qu’il se  fonde en moi. J’haletais, gémissais, je voulais qu’il ne s’arrête jamais.
Son regard vert et brûlant me marqua au fer rouge. Il sortit de moi aussi brusquement qu’il y était entré. Et fit parcourir sa langue le long de mon corps descendant jusqu’à mon sexe qu’il lécha, il lécha le sang qui avait coulait lorsque je perdis ma virginité. Je criais, agrippant ses cheveux à pleines mains. Puis, il me retourna brutalement et me prit encore contre le carrelage froid de l’autel. Cependant, cette fois-ci je n’éprouvais aucun plaisir seulement de la douleur, de la honte. J’étais au bord de l’évanouissement. Je sanglotais silencieusement, collant ma bouche contre l’autel pour étouffer mes pleurs et ma peine. Il me déchirait froidement, sans remords. Ma vision commençait à se brouiller, je me sentais mal. « Pourquoi? » fut ma seule question. 
- Je n’ai jamais dit que j’étais un gentil, murmura-t-il à mon oreille avant de coller sa bouche contre mon cou y plantant ses crocs pour commencer à laper mon sang par de petits coups de langue. L’extase de la perte de ma vie compensait la douleur et la honte que j’éprouvais lorsqu’il me prit par derrière. Le reste se perdit. Je tombais inconsciente incapable d’en supporter davantage.
- Tu voulais voir, tu voulais savoir la réalité. J’espère avoir répondu à tes attentes, furent les derniers mots que j’entendis, avec le bruit de ses  pas qui s’éloignaient sur les dalles de pierre froide.
        
Je me réveillais congestionnée, allongée au pied de l’autel. Au-dessus de moi, je voyais la statue de Mont-Saint-michel et de Marie-Madeleine. Ils souriaient. Étrange, ils devaient me mépriser. Heureusement je ne croyais pas en eux, je ne croyais plus en rien depuis bien longtemps. Je ne savais même pas pourquoi j’étais entrée dans cet édifice. Peut-être qu’en fait je me doutais de l’y trouver.        
Mes vêtements étaient en lambeaux, le sang poisseux avait séché  le long de mes cuisses et de ma poitrine. Je ressemblais plus à une ribaude qu’à une jeune fille respectable. En fait, je n’étais plus une jeune fille respectable et sans doute ne l’avais-je jamais été.
Il m’avait traité comme une putain, comme la putain que j’avais désiré être pour lui. Sa putain. Oui il m’avait traité comme je le méritais. Me marquant du sceau du péché et de la luxure. En l’aimant, en le désirant j’avais provoqué ma chute.

         Tu vois petite fille, je sais que tu dois te dire que ce que je raconte frôle l’indécence. Et comment une pauvre vielle comme moi a pu vivre une telle chose. Toi qui m’as pris comme modèle. Je n’ai jamais été infaillible. Tu dois me croire folle lorsque tu lis ces lignes. Mais tu sais, je n’ai jamais été un modèle de vertu. Et pendant longtemps j’ai cru être perdue, que cet évènement  avait révélé en moi ma véritable nature. En tout cas il marqua la période de ma vie que je qualifierai de déchéance et le début de ma longue descente aux enfers, qui aux regards de certains fut brève mais pour moi, elle dura  des siècles.
Le début de ma déchéance dans laquelle je me perdais pour tenter de le retrouver. Étranges sont les actes inimaginables auxquels peut nous pousser  l’amour et les mauvaises interprétations des signes.

Après cette expérience malheureuse, je ne sais comment je parvins à retrouver le chemin de ma maison, à demie morte de froid. A travers les rues glaciales et sombres, je marchais. Le chemin du retour fut pour moi un calvaire, j’ignorais les invitations des ivrognes que je croisais. Je ne ressentais que douleur et honte même la mort me semblait peu de chose par rapport à ce que j’éprouvais, j’étais blessée  dans mon corps et dans mon âme et les larmes qui troublaient ma vision et que je tentais d’essuyer en vain, ne parvenaient pas à me soulager.
Tout comme la dernière fois, j’allais directement « me laver » et tout comme la première fois je demeurais nue face au miroir, sauf que contrairement à la fois précédente je n’avais pas à imaginer ses gestes, il me suffisait simplement de les revivre.
Je me collai à la glace froide du miroir laissant mes bras parcoururent sa surface lisse. J’embrassai mon propre reflet, je me roulai contre la paroi, avide de plaisir et de désir. J’enfonçai profondément trois doigts dans mon vagin encore humide de sang et effectuai un mouvement de va et vient. Ma poitrine s’abaissait et se soulevait à un  rythme de plus en plus rapide, ma respiration devenait haletante. Je pouvais sentir la sueur coulait le long de mon dos, la chaleur au creux de mes reins qui s’embrasaient, je mis mon poing dans ma bouche étouffant le cri qui voulait en jaillir. Je tombai au sol le corps parcouru de frissons. J’avais mal mais rien de comparable à ce que j’avais ressenti avec lui. Je désirais le sentir encore et encore.
        
         Et ce fut ce désir qui me perdit…

         Je retournais chez ma famille, pour m’y réfugier et peut-être y retrouver ce que j’avais perdu. Mon père était rentré du front quelques mois plutôt. Invalide. La guerre s’était finalement éternisée. La famille ne vivait plus désormais que des gains que je gagnais.
         A mon retour, on me fit fête. L’ivresse des retrouvailles me fit oublier mon tourment pour un temps. J’avais oublié comme il faisait bon vivre, à quel point il était rassurant de se sentir protégé, si calme. Une voisine une certaine Ninna vint nous rendre visite. Elle allait se marier dans trois jours et m’invitait à ses noces. Tout alla si bien jusqu’à la veille du mariage, lorsque je fis la connaissance du prétendant. Ce n’était pas un coup de foudre, du désir pour lui et de mon côté juste une curiosité malsaine. Nous couchâmes ensemble dans le petit réduit du confessionnal. Le mariage se déroula sans incident, nul ne devina quoique ce soit.
         Je m’échappais à la fin de l’échange des alliances. J’étouffais parmi ces gens si simple, je n’étais pas de ce monde, en tout cas si je le fus un jour maintenant je ne l’étais plus. Je m’éloignais seule, loin de la joie. Je n’étais pas heureuse pour eux, en fait je m’en moquais.
- Vous êtes seule ?
         Je levai les yeux, un homme d’une quarantaine d’années se tenait devant moi. Il avait l’air fortuné avec ses vêtements à la mode. Sans doute un nanti.
- Oui.
         Sans prévenir, il me prit d’autorité le bras et m’entraîna parmi des groupes d’invités qui m’étaient inconnu. J’appris qu’il s’appelait Marlot et il venait de Paris.
        
         Il est inutile Petite Chérie de dire qu’après cela nous nous sommes revus à de nombreuses reprises. Il m’emmenait faire de longues promenades, il me parlait de Paris, le Moulin Rouge, le Trocadéro et la Tour Eiffel. C’était pour moi un monde inconnu, imaginaire. Naturellement, les choses suivirent leur cours et nous devînmes amants, lorsque notre liaison fut découverte notre petite communauté cria au scandale.

         Je me rappelle  encore le jour de mon départ. Marlot m’avait promis de m’emmener à Paris la plus grande ville d’Europe, Paris la ville de la liberté, des paillettes et de la richesse. A mes yeux c’était bien mieux que le patelin aux idées étriquées dans lequel je vivais. Bien entendu mes parents refusèrent de me laisser partir. Je me souviens de chaque mot prononcé, chaque parole échangée avec tant d’arrogance. «  Je voulais aller à Paris et j’irai, Marlot avait promis de m’y emmener, il m’aimait et avait promis de m’épouser ». Au fond de moi je savais que je n’aimais pas Marlot, ce n’était pas l’amour pour Marlot qui me poussait à me rebeller ainsi, aussi ouvertement, mais une toute autre passion  incontrôlable.
         Mon père s’était mis en travers de la porte.
- Je ne te permets  pas de partir.
- Tu n’as aucune permission à me donner. Je fais ce qu’il me plaît.
- Je suis encore ton père.
         Je l’avais regardé d’un air méprisant. J’haïssais ce qu’il était devenu, passif, sans caractère, infirme.
- Ou ce qu’il en reste, dis-je narquoise.
         Derrière moi j’entendis un hoquet d’horreur. Ma mère avait une main plaquée sur sa bouche. Mon père dont la main tremblait, tendit le doigt vers moi.
- Le scandale et la honte que tu as causés à notre famille ne te suffisent plus.
- Justement en partant je t’évite d’être montré du doigt. Cela fait des mois que tu vis de mes gains, ne t’es-tu jamais demandé d’où ils provenaient ?
- Je ne te laisserais pas partir.
- Tu n’es qu’un infirme incapable. Vous devriez être reconnaissant c’est à mes crochets que vous avez vécu ou peut-être avez-vous peur de ne plus rien recevoir ?
         Je bousculai mon père qui perdit l’équilibre, sa canne s’était échappée de ses mains, sans aucun remords je l’envoyais au loin d’un coup de pied. Sans me retourner, je savais que ma mère s’était portée au secours de ce vieillard décharner. Que lui trouvait-elle ? Elle gâchait sa vie, ma petite sœur Gaby était morte, mon frère n’était plus qu’une ombre, plus rien ne me retenait parmi eux, je voulais partir voir le monde. J’avais peur de finir comme eux. Oubliée au bout du monde, marié à un invalide.
         J’étais dans l’âge où je croyais tout savoir, où je croyais avoir raison dans mon arrogance. Je reprochais tout au monde qui ne me comprenait pas alors que je ne leur laissais pas la chance de le faire.

         Les débuts de ma vie à Paris furent enchanteurs, la nuit venue, personne ne pensait à la guerre. Même la présence des boshs ne parvenaient pas à faire disparaitre cette ambiance festive. 
Marlot m’apprit à conduire son auto, il m’achetait des robes et des parures magnifiques, il me passait tous mes caprices. Le soir il me sortait au Moulin Rouge. Des filles à demie nues dansaient sur scènes avec accrochés à leurs derrières des plumes. La nourriture était délicieuse et si chère. Je fumais des cigares, oui Petite Chèrie c’était aussi à la mode chez les femmes. Je croyais être le centre du monde. A cette époque je ne réalisais pas que j’étais ce qu’on appelait une fille entretenue, une pute de luxe.
Marlot me fit entrer dans son cercle très restreint d’ « amis ». Ils me complimentaient sur mes tenues, mon élégance. Ce ne fut que plus tard que j’appris quel était mon rôle. Je n’étais qu’une espionne, je couchais avec des soldats en échange d’informations. Coucher avec eux  ne me posait aucun problème bien au contraire. J’en voulais plus. Avec chacun de ces hommes je voulais revivre ce que j’avais vécu avec lui. Cette douleur, cette jouissance. Mais chaque relation se terminait de la même façon : Un goût amer, de la déception, de la honte, un sentiment d’inachevé. Je n’atteignais pas ce que cherchais, une perfection à laquelle il m’avait fait goûter, un désir qui m’avait avili. Je préférais me jeter dans des liaisons brèves et choquantes, je les saisissais au vol pour ne pas souffrir et pour finir, m’oublier et ne plus avoir de conscience. En cela, la vie trépidante de Paris m’y aidait et me le permettait.
         Durant mon séjour à Paris, je crû le revoir, trois ou quatre fois, peut-être plus. C’était comme s’il me surveillait, des apparitions fugitives, une fois ce fut même au bras d’une femme. Mais je m’en moquais ou me forçais à m’en persuader car c’était peut-être des tours de mon imagination. J’avais à mes pieds tous les hommes que je désirais. Des étreintes brèves, des étreintes froides mais aucune ne valaient ce qu’il m’avait fait gravé en moi. J’éprouvais pour lui un mélange d’amour et de haine, un mélange de fascination et de répulsion. Ce qui m’attirait en lui, me le faisait craindre tout à la fois. J’étais en somme sa prisonnière.

         Cela fait des heures maintenant que j’écris peut-être veux-tu connaître la suite, l’aube ne va plus tarder, encore quelques heures. De ma fenêtre, je vois le ciel s’éclaircir légèrement.

         1918 : Les alliés se réunirent sous les ordres du Général Foch pour reprendre les territoires conquis. Le général Pétain parvint à mater les mutineries et reprendre en main l’armée française, sa victoire à la bataille de Verdun fut décisive, il devient le héros national de la France. Le pays était en liesse, pas moi.
         Cela faisait plus d’un an que je n’avais pas eu de nouvelles de ma famille. Ils ne me manquaient pas. Affalée à une table, je contemplais le restaurant d’un œil morne. Marlot était mort quelques semaines plus tôt, tué d’une balle dans la tête lors d’un duel pour une danseuse. En tout cas c’était la version officielle. La vérité étant que ses activités d’espions avaient été découvertes par l’ennemi. Pris la main dans le sac. J’étais triste, ensemble nous avions passé de bon moments mais bien que j’avais apprécié nos moments, je ne l’avais pas aimé. Quant à moi, je commençais à me lasser de cette vie, elle n’avait plus autant d’attraits pour moi. Paris n’était plus aussi saisissante que je le pensais, en outre on savait que j’avais eu des liaisons avec plusieurs soldats ennemis. Espionne pour la France ou pas je risquai la peine de mort, ce qui est secret d’Etat doit le demeurer. C’était mauvais pour moi. J’étais perdue et j’ignorais quoi faire. Je pensais à rentrer, mais je doutais de l’accueil qu’on me réserverait.

         Heureuse à l’allée, le retour dans mon village se fit dans le plus profond silence. Les campagnes dévastées laissaient un goût amer à cette guerre qui avait duré une éternité.
         Du village de mon enfance je ne reconnaissais plus rien. Il était dévasté, c’était comme si personne n’y vivait, un village fantôme. J’aperçus l’hôtel de ville à moitié détruit. Des combats avaient eu lieu ici. Je remontais le long chemin qui menait à la maison. Elle au moins n’avait pas changé. Je poussais la porte ouverte. Un silence mortel m’accueillit.
- Il y a quelqu’un ?
         Personne ne répondit à mon appel. Tout semblait à sa place. La maison était cependant vide, aucunes traces de ses habitants. Je sortis et me dirigeais vers la cour. Un nœud s’était formé au creux de mon estomac. Ils étaient là.
         Je me laissais tomber au sol. Figés dans une expression de souffrance éternelle, mon père, ma mère, mon frère et ma sœur étaient partis. Ils avaient été torturés, les jupes de ma mère et de ma petite sœur étaient retroussées. L’odeur de sang me donna la nausée. Je vomis et me mis à sangloter bruyamment. J’hurlais au ciel ma rage, ma tristesse, mon désespoir. Pour moi c’était ma faute ! C’était moi la coupable ! Ça aurait dû être moi. Comme je regrettais mes derniers mots. Je n’avais pas eu le temps de leur dire au revoir, de leur demander pardon, de leur dire que je les aimais et maintenant ils étaient partis. Comme pour répondre à mon chagrin, il se mit à pleuvoir une pluie torrentielle. En quelques secondes à peine je fus tremper jusqu’aux os, mais peu importait je demeurais prostré dans ma douleur, j’avais tout perdu il ne me restait plus qu’à mourir, je ne possédais plus rien. Une ombre vint à mes côtés. Il était revenu.
- Il parait que le plus dure des châtiments que peu donner la mort c’est aux vivants, ceux qui restent et doivent vivre avec la perte d’un être chère. Je savais que tu serais là.
         Tout comme la première fois, il me souleva facilement. Je ne m’interrogeais même pas sur les raisons de sa présence.
- Lâche-moi ! Hurlai-je. Tout cela c’est ta faute, j’aurais voulu ne t’avoir jamais rencontré, je ne serais pas allé à paris et je serais…
- Morte ? Leur tenant compagnie, quelle perspective réjouissante, dit-il sarcastique.
- Oui je serais morte ! Hurlai-je plus fort.
         Je lui frappai la poitrine, il ne fit aucun geste pour m’arrêter ou même se protéger, il ne ressentait rien. De guerre lasse, je me laissais aller contre lui, il me serra dans ses bras. Je sanglotais tout mon soûl. Il me laissa faire. Contre toute attente il était là près de moi, je le retrouvais après avoir tout perdu, je le retrouvais après l’avoir tant cherché.
         Je dormis des heures. A mon réveil, il était près de moi. Je le contemplais longuement, il n’avait pas changé. Son visage était toujours le même qu'auparavant.
- Mais qui es-tu ?
         Il me regarda comme s’il ne comprenait pas le sens de ma question.
- Je croyais que tu l’avais compris la dernière fois, répondit-il d’une voix lasse et triste. Il est dangereux pour toi de rester près de moi, tu ignores à quel point je dois me contrôler en ta présence.
- Assez en tout cas pour savoir à quel point tu peux faire mal. Tu es venu à moi pourquoi ?
- Je ne sais pas peut-être parce que je sais ce que ça fait de perdre des êtres chers, je sais ce que tu peux ressentir en ce moment.
- L’autre fois aussi tu es venu à moi et tu m’avais oublié.
- Je ne t’ai pas oublié. J’ai seulement essayé. Je pensais que tu avais compris ce que tu risquais, je voulais que tu rentres chez toi.
- J’ai essayé mais finalement je n’ai pas pu, tu me hantais sans cesse.
- Je sais.
- Alors pourquoi m’as-tu traité ainsi ?
- Je voulais que tu comprennes ce que j’étais réellement, un prédateur, en ma compagnie tu es en danger. Je voulais que tu m’oublies et que te souvienne de moi à la fois. Je voulais partager mon secret ma malédiction avec quelqu’un mais j’avais peur, je n’étais pas sûre de ce que moi-même je voulais vraiment.
- C’est encore toi qui es venue cette fois-ci pourquoi ?
- Parce que je sais ce que ça fait de perdre des êtres chers et de s’en sentir responsable et parce que j’en avais besoin, ajouta-t-il.
- Tu l’as déjà dit mais tu ne peux pas imaginer ce que je ressens.
- Tu crois ? J’ai assassiné les membres de ma famille jusqu’au dernier et sur le coup j’y aie pris beaucoup de plaisir.
         Je digérais l’aveu.
- Ne t’inquiète je ne compte pas te tuer, tenta-t-il de me rassurer en me voyant changer de couleur.
- Tu as failli me rendre…
- Folle, ce n’était pas mon intention. Je suis désolé. Peut-être que si tu n’étais pas allé à Paris.
- Tu me surveillais n’est-ce pas ?
- Je me faisais du souci, disons que j’ai gardé un œil sur toi.
- Je t’ai vu avec la femme blonde.
         Il eut un sourire désabusé.
- Je n’étais pas sûre que tu m’aies remarqué.
- Combien de femmes as-tu aimé.
- Je ne sais pas des centaines.
- Était-ce comme avec moi ?
- Non tu es différente de toutes les autres. Je ne suis jamais tombé amoureux. En général nous n’éprouvons que du désir sexuel, ou nous sommes attirés par la force et  l’odeur du sang. En outre nos désirs ne sont jamais pleinement satisfaits, car ils sont uniques. Et toi dans tout ça tu n’es qu’une humaine, conclut-il.
- Si je ne suis qu’une humaine qu’es-tu toi ?
- Je crois que Bram Stocker définirais notre espèce comme vampire, un prédateur séduisant qui se nourrit de sang frais, un chasseur né.
- Je ne sais pas qui tu es ? Répétai-je
- Est-ce vraiment important ?
- Je croyais que j’étais maudite, ou peut-être le suis-je toujours, j’ai décidé de ne plus me poser la question. Durant toutes ces années j’ai cru que ce que j’éprouvais pour toi était mauvais, impur et contre nature. A mes yeux je ne cherchais que le plaisir charnel, alors qu’en fait ta sensualité m’a éveillé à mes propres désirs de femme, le désir d’accomplir mon amour pour toi dans l’acte charnel. Des désirs en somme tellement humain. Durant toutes ces années, j’ai cru qu’à travers tous ces hommes que je fréquentais je pourrai satisfaire mes désirs, mais ce ne fut pas le cas, ils n’ont été que des substituts, des palliatifs, jamais je le comprends maintenant je n’aurais pu atteindre ce que je cherchais car ils n’étaient pas toi et j’avais enfermé la chose la plus importante au fond de mon cœur, l’amour. Je m’étais rendue incapable d’aimer, de la moindre compassion.
- Qu’est-ce qui a changé depuis ?
- Je crois que j’ai grandi tout simplement et que je suis plus à même de comprendre mes sentiments et puis tu es là non ? Donc dois-je comprendre que je ne te suis pas indifférente ?
- Tu ne l’es pas. Peut-être que moi aussi j’avais besoin de grandir à ma manière et je voulais me protéger en te blessant. J’ai beau avoir des siècles derrière moi et d’autres à venir je continue d’apprendre.
         Le silence s’était installé entre nous.
- Y a-t-il déjà eu une histoire entre un vampire et un humain.
- Oui.
- Et ?
- Ça c’est mal fini. Pour un vampire immortel, qui reste jeune éternellement, voir la personne qu’il aime mourir sous ses yeux, consumer sa vie sans qu’il ne puisse rien y faire c’est la pire des torture. Et on n’oublie jamais. Tout le monde devient responsable à nos yeux.
         J’allais poser une question sur la transformation, j’ouvris à peine la bouche.
- N’y pense même pas, m’avertit-il. Si tu ne le regrettes pas au début tu le regretteras plus tard obligatoirement. Mais je t’attendrais peut-être.
         Je me taisais, je ne dis plus rien, il n’y avait plus rien à dire.
         Une ombre sauta sur nous, je hurlai. Un soldat allemand ! Il y eut des bruits de lutte puis, quelques secondes plus tard, j’entendis le craquement d’une nuque. Il se mit à boire son sang, précipitamment sauvagement. Je regardais fasciné son visage qui se transformait exprimant une telle extase, un tel bien-être. Lorsqu’il eut fini il rejeta  le cadavre au sol. Je croisai son regard, je n’y lu que tristesse, remords et dégoût de soi. Il haïssait sa nature, ce qu’il était. Son âme le torturait. J’avais envie de pleurer devant une telle tristesse, elle me blessait mais j’aimais cette vulnérabilité chez lui, ça le rendait tellement humain. Tout s’était passé rapidement mais…
         Je m’avançais jusqu’à lui et d’abord doucement je me mis à lui caresser le visage, il voulut détourner la tête honteux mais je le retins et continuai à dessiner ses contours. Il était froid. J’enlevai rapidement ma main. Il me saisit le poignet et m’attira à lui. Je me retrouvais collé contre son torse où son cœur ne battait pas. Il saisit mon menton et m’embrassa délicatement, doucement. Je laissé mes mains toucher ses lèvres, descendre sur son torse. Pour la première fois je pouvais découvrir son corps. Il me caressa lentement, en me faisant vibrer, il prenait son temps. Je répondais à ses baisers. Nous fîmes l’amour doucement, douloureusement. Je voulais tout de lui. C’était mon tour de prendre et il avait compris. Chacune de ses caresses était un enchantement. Je dirigeais moi-même son sexe en moi. C’était si apaisant. Nous nous fondions l’un dans l’autre, nos corps se mêlaient entre eux. Le froid ne me gênait plus. Je restais à demie éveillée la tête posé sur sa poitrine ronronnant de plaisir tandis qu’il me caressait le dos. Je voulais lui offrir ce qu’il désirait Je repoussais mes cheveux en arrière et découvrit mon cou. Il comprit et sans un mot, il me lécha la jugulaire avant de planter délicatement ses dents. Il se mit à laper. Je le serrais contre moi. En cet instant je désirais mourir. Jamais ça n’avait été aussi bon, je gémis de plaisir. Ses bras m’entourèrent. Il m’embrassa lentement d’abord puis avec passion. A ma surprise il se souleva d’un coude s’entailla le haut du sein gauche et me regarda une flamme de défi dans les yeux. Je souris il me connaissait mal. De mon index je saisis une goutte de sang que je léchai suavement, sensuellement puis je le renverser sur le dos et me mis à laper à mon tour. Il ferma les yeux, tendit son corps contre moi. J’en profitais pour mordre son téton. Je voulais le faire crier « grâce ». Je sentis son sexe durcir entre ses jambes, je m’empalais dessus tout doucement et me mis à remuer sur lui. En cet instant je le dominais et il était soumis. Il eut un long râle de plaisir. Je surpris un éclair sauvage passé dans ses yeux à demi plissés. Sans crier gare je basculais sur le côté mais cette fois-ci nous étions de force égale. Nous fîmes encore l’amour, longtemps cette nuit-là. Mêlant mes larmes d’eau à ses larmes de sang. Je m’endormis dans ses bras.
         A mon réveil, il n’était plus là. J’étais de nouveau seule cependant, cette fois-ci j’étais entière, apaisé, j’étais pardonnée avec moi-même. J’étais plus forte aussi, c’était une sorte de renaissance. Il était parti sans un mot mais quelle importance, tout avait été dit, il m’avait dit adieu à sa manière et sans le savoir j’avais pris ma revanche. C’était des années de souffrance qui l’attendait, son état de vampire l’empêchait d’atteindre la satisfaction du moindre de ses désirs, il était une âme torturée. Il s’était mis à nu, il s’était offert tout en sachant les risques à venir. Une damnation éternelle, il avait sacrifié son unité pour moi, pour me permettre de m’accomplir, de me retrouver. Pour moi il avait fait son choix. J’avais envie de pleurer. Pour lui, il n y avait aucune rédemption possible.
         On était le 11 Novembre 1918, une nouvelle aube venait à peine de se lever.



         Tu vois petite fille je l’aime toujours et je n’ai jamais pu l’oublier après tout ce temps, il m’a sauvé et souvent je me demande ce qu’aurait été ma vie si je ne l’avais pas rencontré. Peut-être serais-je morte ce jour-là où les allemands avaient massacré tout un village ou bien serais-je morte dans les bas-fonds de Paris. Je ne pense pas que la question soit réellement importante, le plus important c’est l’influence que cette rencontre a eue sur le reste de ma vie et de mes choix. Et puis à toi je crois que je peux te le confier, je crois que lorsque j’ai bu son sang sans le savoir, une sorte de lien s’est créé entre nous. J’ai l’impression qu’il est toujours près de moi, qu’il garde un œil sur moi. Je le sens lorsque je suis inquiète comme s’il était juste à côté de moi et qu’il me rassure. Et puis je dois t’avouer que malgré mon âge il hante encore très souvent mes rêves.
         Voilà ma chérie, les confessions d’une vielle folle. Toi tu vas bientôt t’éveiller de ton long sommeil et moi je vais m’éteindre tout doucement. Mais ne sois pas triste, je sais qu’il m’attendra. Tu sais, il ne me l’a jamais demandé, s’il l’avait fait, je l’aurais suivi sans hésiter, quitte à ce que je devienne comme lui, pouvoir partager l’existence avec l’homme qu’on aime. Enfin il me reste encore quelques temps à vivre avant que l’éternité ne s’ouvre devant moi, à ses côtés.

J’espère que cette lettre te trouvera en bonne santé. En te souhaitant un joyeux anniversaire.
Tu trouveras joint à cette lettre un petit médaillon. Un petit portrait, la seule chose qu’il m’a laissé de lui. Chérie-le comme je le chérie et grade-le précieusement comme je l’ai gardé tout ce temps.

         Je t’aime ma Petite Chérie.


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